Les cendres de Gramsci ( IV )
Scandale de me contredire, d’être
avec toi, contre toi ; avec toi dans mon cœur,
au grand jour, contre toi dans la nuit des viscère ;
reniant la condition de mon père
- en pensée, avec un semblant d’action -
je sais bien que j’y suis lié par la chaleur
des instincts, de cette beauté qui me passionne ;
fasciné par une vie prolétaire
née bien avant toi, je fais ma religion
de sa joie, non de sa lutte
millénaire ; de sa nature, non de sa
conscience ; seule la force originelle
de l’homme, qui , en s’accomplissant, s’est enfuie,
lui donne l’ivresse de la nostalgie,
une lueur poétique : et je ne sais
rien en dire de plus, sinon ce qui serait
justesse, et non sincérité, amour
abstrait, et non poignante sympathie…
pauvre parmi les pauvres, je m’attache,
comme eux, à d’humiliantes espérances,
et, comme eux, je lutte pour vivre
jour après jour. Mais , en ma désolante
condition de déshérité,
je possède, moi : la plus exaltante
des possessions bourgeoises, le bien
le plus absolu. Mais si je possède l’histoire
elle me possède elle aussi ; je vis dans sa lumière :
mais à quoi bon la lumière ?
P.P.PASOLINI
Le roman des massacres ( extraits ) ECRITS CORSAIRES
Je sais.
Je sais les noms des responsables de ce que l’on appelle « Golpe » .
Je sais les noms des responsables du massacre de Milan, 1969.
Je sais les noms des responsables des massacres de Brescia et Bologna, 1974.
Je sais les noms qui composent le « sommet » qui a manœuvré aussi bien les vieux fascistes créateurs de Golpe que les néofascistes, auteurs matériels des premiers massacres.
Je sais les noms de ce qui ont organisé les deux phases différente, et même opposée, de la tension : une première phase anticommuniste et une seconde phase antifasciste.
Je sais les noms des membres du groupe de personnes importantes qui, avec l’aide de la CIA, des colonels grecs et de la mafia ont, dans un premier temps, lancé (du reste en se trompant misérablement) une croisade anticommuniste, puis toujours qui opérait avec l’aide et sous l’impulsion de la CIA, se sont reconstruit une virginité antifasciste.
Je sais les noms de ceux qui, entre deux messes, ont donné des instructions et assuré de leur protection politique de vieux généraux, de jeunes néofascistes et enfin des criminels ordinaires.
Je sais les noms des personnes sérieuses et importantes qui se trouvent derrière des personnages comiques ou derrière des personnages ternes.
Je sais les noms des personnes sérieuses et importantes qui se trouvent derrière les tragiques jeunes gens qui se sont offert comme tueurs et sicaires.
Je sais tous ces noms et je sais tous les faits, (attentats contre les institutions et massacres), dont ils se sont rendu coupables.
Je sais. Mais je n’ai pas de preuves. Ni même d’indices.
Je sais par ce que je suis un intellectuel, un écrivant, qui s’efforce de suivre tout ce qui se passe, de connaître tous ce que l’on écrit à ce propos, d’imaginer tous ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en relation des faits même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de toute une situation politique cohérente et qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.
PPPasolini 1974
Vers du testament
La solitude : il faut être diablement fort pour aimer la solitude ;
il faut de bonnes jambes et une résistance hors du commun ; pas question d’être sujet au rhum, à la grippe ou aux maux de gorge ; pas plus qu’il ne faut craindre d’être détroussé ou assassiné ; si l’on doit marcher pendant toute une après-midi, ou même toute une soirée, il faut savoir le faire sans même y penser ; s’asseoir, pas moyen d’y compter ; surtout l’hiver ; avec le vent qui souffle sur l’herbe mouillée, et ces grosses pierres, parmi les immondices, toutes luisantes de boue ; il n’y a vraiment aucun confort, c’est le moins que l’on puisse dire, sinon celui d’avoir devant soi toute une journée et toute une nuit sans devoir ni limite d’aucune sorte.
Le sexe est un prétexte. Si nombreuses que soient les rencontres- et même l’hiver, au long des routes battues par le vent, parmi les étendues d’immondices, sur fond d’immeubles lointains, il y en a beaucoup – ce ne sont que moments de solitude ; plus vive est la chaleur du corps aimable qui t’oint de sa semence, et puis s’en va, plus mortelle la froidure de ce désert bien-aimé tout autour ; c’est bien lui qui t’emplit de joie, tout comme un vent miraculeux, et non le sourire innocent, ou la trouble arrogance, de celui qui te quitte, après ; non sans emporter avec lui, jeune, son énorme jeunesse ; et c’est bien cela qui est inhumain : ne point lasser de trace, ou plutôt n’en laisser qu’une, qui est toujours la même en toute saison.
Un garçon qui n’en est qu’à ses premières amours n’est rien d’autre que la fécondité du monde. C’est le monde qui prends corps ainsi avec lui ; qui surgit et puis s’en va, comme une forme qui change.
Rien n’as pourtant bougé alentour, et tu auras beau fouiller la moitié de la ville, plus moyen de le dénicher ; l’acte est accompli, sa répétition est un rite.
Par conséquent la solitude augmente encore lorsque toute une foule attend son tour : croit alors le nombre des disparitions- s’en aller, c’est s’enfuir- et l’avenir pèse sur le présent comme un devoir, un sacrifice à faire à l’envie d’en finir.
En vieillissant, pourtant, la fatigue se fait déjà plus forte, surtout au moment où vient tout juste de sonner l’heure de dîner, et pour toi rien n’a changé ; alors peu s’en faut que tu hurles, ou pleures ;et ce serait énorme, si ce n’était justement que de la fatigue,
et peut-être un peu de faim. Enorme , car cela voudrait dire que ta soif de solitude ne pourrait plus être assouvie, et alors que te reste-t-il, si ce qui n’est pas censé être solitude est la solitude authentique, celle que tu ne peux accepter ? il n’y a dîner, ni souper ni satisfaction au monde qui vaille une promenade sans fin au long de ces pauvres routes, ou il faut être malheureux et fort, avec pour frères les chiens.
P. P. PASOLINI